Une nouvelle absence, troisième partie

Publié le par Sir François d'Arz

 

      Nous nous débattîmes plus par principe que par espérance. Nos puissants ennemis nous traînèrent vers leur village pendant que de nombreux autres se pressaient vers le Lugh pour en éteindre les incendies. Nous arrivâmes plus vite que prévu : les bâtiments que nous avions aperçu plus tôt sur la colline ne représentaient qu'une infime portion des habitations. À son pied, à un endroit que nous n'avions pas encore exploré, se tenait une véritable cité. Si elle était faite dans des matériaux traditionnels, elle comportait des éléments surprenants : des casernes, dépôts de munitions, grands greniers et même ce qui semblait être un théâtre. L'activité y était importante et partout on se pressait. Ceux qui s'arrêtaient pour nous observer revenaient bien vite à leur occupation initiale. Nous fûmes conduit au cœur de la ville, sur une grande place publique. Là se dressait une imposante bâtisse. Construite sur plusieurs étages et presque entièrement faite de bois, elle était magnifiquement rehaussée de sculptures et piliers décoratifs. À l'intérieur se tenait un groupe d'hommes dont les parures et uniformes laissaient suggérer qu'ils étaient de administrateurs et officiers de hauts rangs. Les gardes qui nous tenaient nous forcèrent à nous agenouiller sous le regard de tous. Le silence s'installa. Varzatz me jetait parfois quelques regards. Nous cherchions tous deux une idée, une issue ou un quelconque signe nous permettant d'être un peu optimistes. Nous fûmes interrompu dans notre réflexion lorsque nous entendîmes derrière nous des pas. De toute évidence, il y avait un nouvel occupant dans la pièce. Il se présenta face à nous et nous reconnûmes alors Kubwa Mchawi. Il nous fixa, puis un léger sourire se dessina sur son visage. Il s'adressa à nous dans un français des plus irréprochable :

      « Vous êtes braves. Je suis d'ailleurs surpris qu'un Vanir tel que vous fasse preuve d'un tel courage. Votre peuple préfère affronter l'ennemi en terrain connu et parfaitement préparé plutôt qu'à la dérobade comme vous l'avez fait. Votre compagnon m'étonne moins : téméraire et irréfléchie, comme tous les Français. Vous nous avez donné du fil à retordre. Vos amis sont même parvenus à nous échapper, mais ils n'iront pas loin. Votre attaque n'a fait que nous retarder. »

      La conviction dans sa voix nous inquiétait. Sans le Lugh, son assaut aurait peu de chance de porter ses fruits. Malgré leur arsenal, les Ougandais ne pouvaient égaler la capacité de mobilisation et la logistique des Britanniques. Mais Varz et moi-même sentions autre chose. L'assurance de Mchawi était totale.

      Il s'adressa ensuite aux hommes qui nous retenaient prisonniers, certainement pour leur demander de nous emmener dans un lieu garder. La réunion de hauts dignitaires dans ce bâtiment laissait présager des heures sombres pour le Kenya voisin. Mais sur le moment, nous pensions surtout à un moyen de nous échapper...

 

      On nous emmena dans une bâtisse de taille moyenne qui avait apparemment été spécialement conçu pour accueillir le genre d'hôtes que nous étions. Si le confort n'était pas au rendez-vous, nous reçûmes tout de même un repas respectable. Nous mangeâmes en silence avant de nous consulter à voix basse. Nos affaires nous avaient été méticuleusement retirées, et notre cellule était gardée par au moins quatre geôliers. Je m'attendais à ce que mon compagnon sorte de nul part un objet bien caché, mais Kubwa Mchawi était suffisamment intelligent pour se méfier d'un Vanir. La pièce dans laquelle nous étions enfermée semblait bien conçue et ne présentait aucune faiblesse apparente. La légère ouverture qui faisait office de fenêtre n'était d'aucune utilité, mais l'agilité de mon collègue lui permit d'y jeter un œil. À l'extérieur, les soldats se réunissaient et s'équipaient. Ils avaient donc bien l'intention de partir au combat, et ce nonobstant le succès de notre attaque. Plus inquiétant, Varz affirma avoir aperçu des véhicules. Je n'osais remettre en cause cela, en dépit de ma surprise, car je savais que l'infra-vision de mon ami était indiscutable. Nous dormîmes un peu et passâmes le lendemain complet prostrés à attendre. Nous prenions scrupuleusement les repas qui nous étaient servis, sachant qu'il nous faudrait des forces lorsque le moment d'agir serait arrivé.

      Au crépuscule, un homme vint nous chercher. Nous fûmes conduit sous bonne garde au sommet de la colline. Là, il nous fût possible de contempler l'étendu des forces indigènes. Des milliers de guerriers en uniformes et équipés d'armes à feu nous attendaient. Ils étaient en effet accompagnés de véhicules. Ceux-ci étaient de vieux chars à vapeur britanniques abandonnés que les autochtones avaient réhabilités et qui avaient désormais l'air en parfait état de fonctionnement. Devant la foule se dressait un grand bûcher auprès duquel nous attendait Kubwa Mchawi et une troupe de danseurs guerriers en costumes de parade. On nous mis à genoux à leurs pieds, et le général en chef des Ougandais parla à ses troupes. Nous ne savions pas ce qu'il leur disait, mais il n'était pas difficile de comprendre qu'il haranguait les hommes en vue de l'affrontement à venir. Bientôt nous fûmes pointés du doigt, et on nous releva pour nous conduire vers le bûcher. La fin semblait proche, et nous n'avions aucun échappatoire.

      Soudain, du côté de la ville, on entendit une explosion. Une autre suivit. Quelques ordres furent donnés et les troupes se dispersèrent en armes, ne laissant que nous, nos gardes et les danseurs. Nous percevions l'agitation en contrebas, mais tout était calme là où nous étions. Brusquement, un coup de feu retentit, suivit de la chute de mon gardien. Je me relevait et frappait celui de Varzatz, libérant mon compagnon. Un second coup de feu abattit un danseur et nous nous précipitâmes vers la jungle. Là, cacher dans les fourrés, se tenait un homme du 4th East African Steam Dragoons. Après avoir tiré une nouvelle fois, il nous accompagna dans notre fuite. La surprise de l'ennemi retarda notre poursuite, et nous pûmes rapidement reprendre notre souffle.

      Le soldat était des deux portés disparus de la patrouille. Son camarade était mort, mais lui avait réussi à échapper à ses poursuivants. Attiré par l'agitation autour du Lugh, il nous avait vu nous faire capturé et avait monté la téméraire opération de sauvetage que nous venions de vivre. Nous tentions de définir la suite des opérations lorsqu'un coup de feu fut tiré. Le Britannique tomba au sol, mort. Nous n'eûmes pas le temps de nous saisir de son fusil et notre course reprit. À peine avais-je parcouru une vingtaine de mètres qu'une douleur terrible s'empara de ma jambe. Une flèche m'avait traversée la cuisse. Même si j'avais connu bien pire par le passé, je ne pouvais plus avancé. C'est alors que Varz déploya une force que je ne lui connaissais pas. En dépit de son mètre cinquante huit et de ma grande taille, il me souleva avant même que j'ai pu lui adresser la parole et repris sa course. Une balle fit voler en éclat l'écorce d'un arbre voisin, et deux flèches se fichèrent dans le sol à quelques pas de nous. La douleur tirait sur ma jambe, mais je savais par expérience que ce n'était pas tout. Ma vision se brouillait et ma respiration s'accélérait. Le projectile avait certainement été plongé dans du poison. Bientôt, mon ami me déposa au sol, entre deux énormes racines, et repartit dans l'obscurité. Je savais qu'il avait un plan et lui faisait pleinement confiance ; d'autant plus que sur le moment mon cerveau était bien trop embrouillé pour penser à autre chose. Je tâchais de rassembler mes esprits. Dans le lointains, j'entendais des cris et des coups de feu. Me traînant à la limite de mon abri, je pus apercevoir non loin de là nos poursuivants. Ils semblaient en proie à la panique, tirant en l'air et se lançant des instructions les uns aux autres. Ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait, contrairement à moi. À la faveur de l'obscurité, Varz était retourné au combat. Si la jungle lui était désagréable, le noir complet qui régnait sous la cime des arbres lui convenait à merveille, et la densité de la végétation formait un espace confiné parfait pour exercer ses talents. Un guerrier s'écroula. Aucun d'eux ne voyait le Vanir. Moi-même je ne distinguais quasiment pas les mouvements de mon compagnon, et le peu que je percevais n'était dû qu'à ma connaissance de son peuple.

Lorsque le dernier Ougandais se fut écroulé, la jungle retrouva son calme et je sombrais dans l'inconscience.

 

      À mon réveil, le jour s'était levé. Je ne sentais plus les effets du poison et la douleur qui lacerait ma cuisse s'était considérablement atténuée. Je m'asseyais donc pour observer mon environnement. Varzatz n'était pas là, et je décidais de faire le point en l'attendant. Nous étions encore dans la jungle, mais je ne reconnaissais pas l'endroit où je me trouvais. Mon ami avait dû me déplacer après l'affrontement de la veille. Je regardais ma blessure et constatais qu'elle avait été pansée. Le plus surprenant était la dissipation du poison. En effet, si le Vanir était tout à fait apte à appliquer les premiers secours, ses origines en faisait un piètre connaisseurs de ce qui était végétal. J'attendais donc son retour pour satisfaire ma curiosité.

      Varz sortit de la verdure quelques minutes plus tard en portant moult baies et fruits exotiques. Je le remerciais vivement de ce qu'il avait fait pour moi. Il était loin d'être un guerrier, mais les vertus qu'il avait sus déployer en faisait un adversaire plus que redoutable. Il me raconta qu'à la suite du combat il m'avait emmené vers le sud, dans la direction d'où nous étions initialement arrivée. Nous nous étions éloigné de la cité indigène d'au moins quinze kilomètres et toute poursuite semblait avoir été abandonnée. Je l'interrogeais ensuite sur mes soins, et il me répondit que ma survie était dû principalement au hasard. Quelques mois auparavant, à Nantes, il avait feuilleté une revue dans laquelle il avait lu sans véritable intérêt un article sur le voyage d'un ethnologue dans l'Afrique subsaharienne. Le chercheur avait réalisé une gravure d'une plante sensé guérir les empoisonnement dû au « sang du démon » par les tribus indigènes. Le dit poison poussait dans des milieux forestiers similaires à celui où nous nous trouvions. Sans vraiment savoir pourquoi, Varz s'était souvenu de l'apparence de l'antidote et en avait cherché un échantillon. Il ne savait bien-sûr pas du tout ce qui était à l'origine de mon mal, mais n'ayant pas de temps à perdre il avait tenté le tout pour le tout. Le fait de me voir réveillé et en bonne santé le rassurait quant au succès de son intervention.

      Me présentant les fruits qu'il avait trouvé, il me demanda lesquels étaient, selon moi, comestibles. Ne s'y connaissant pas non plus en la matière, il espérait que mon passé dans les troupes coloniales pourrait nous aider. Je reconnu aisément deux belles papayes et une poignée de mangues précoces. Le reste nous paraissant douteux, nous décidâmes de nous en débarrasser. La taille des fruits nous permis de satisfaire notre faim, et nous pûmes même laver nos mains poisseuses dans un court d'eau proche. Après une brève discussions, nous nous accordâmes sur le fait de poursuivre vers le sud afin de récupérer nos véhicules. Nous espérions que les Ougandais ne les avaient pas trouvés. Je pouvais marcher, mais ma blessure nous ralentissait de façon non négligeable.


 

      Après cinq heures de marche, nous parvînmes à l'orée des bois. Bien-sûr, ayant perdu la carte avec le reste de notre équipement, nous n'avions pas pu nous repérer par rapport à notre point d'entrée d'origine. Le sens aigu de l'orientation de mon ami Vanir lui permit quand même de conjecturer qu'en marchant vers l'est nous finirions par tomber sur ce que nous cherchions. Il fallut donc encore avancer deux bonnes heures. Au bout de notre marche, nous trouvâmes le petit cimetière que nous avions fait pour les hommes du 4thEast African Steam Dragoons.Nous nous permîmes de prendre les casques laissés sur les tombes car une fois hors du couvert des arbres nous aurions à affronter le soleil, chose qui horrifiait Varzatz au plus haut point et qui me plaisait également fort peu. Nous retrouvâmes nos VV-TT en bon état et décidâmes d'en saboter un afin d'éviter qu'il ne soit pris par l'ennemi.

      Alors que nous débarrassions le second de son camouflage improvisé, une balle ricocha à quelques centimètres de nous. L'ennemi nous avait rattrapé. Heureusement pour nous, il y avait dans le véhicule des armes et notre riposte ne se fît pas attendre. Montant à bord, je me préparais à couvrir notre fuite pendant que mon collègue démarrait la machine. Il jura longuement à propos du fonctionnement à vapeur de l'engin, ne comprenant pas comment les hommes d'ici pouvaient être satisfait de cela, ne comprenant pas non plus pourquoi nous n'avions pas eu de beaux 4x4 au Vulcanium, quand même plus rapide et efficaces, grondant contre la chaudière et son temps de démarrage et enfin insultant un oiseau qui, fuyant les coups de feu, avait eu un accès d'émotion en le survolant.

      Nos poursuivants se rapprochaient vite, mais le moteur fini par vrombir et nous prîmes la route. Derrière nous, les soldats indigènes jaillissaient des bois, incroyablement nombreux. Nous comprîmes alors que notre rencontre était une coïncidence : ils n'étaient pas là pour nous, mais formaient en fait l'avant garde de l'armée de Kubwa Mchawi.

 

      Nous roulâmes longtemps. Le matériel que nous avions laissé dans le véhicule nous permis de retrouver notre route sans trop de difficultés. Le fait de s'en être sorti vivants nous permis de nous détendre, et nous eûmes de longues conversations en nous relayant pour conduire, autant sur les péripéties récentes que sur le reste. Cela permis au voyage de passer suffisamment vite, et nous aperçûmes finalement Fort Edward. Les gardes nous reconnurent et nous laissèrent passer. Nous retrouvâmes avec joie le docteur, qui tâcha de cacher son soulagement de nous voir en vie, préférant le présenter comme une satisfaction professionnelle : nous remplacer aurait été difficile et coûteux. Nous savions qu'il en était autrement mais jouions le jeu malgré tout. Le capitaine de la garnison, sir Lloyd Chepstow, nous reçu dans son bureau pour faire le point sur la situation. Notre récit l'inquiéta au plus haut point et il décida l'état d'urgence dans le fort. Les civiles environnants, à savoir une tribu kényane et leur pasteur danois, furent priés de se réfugier dans l'enceinte du camp. Il fut également convenu d'envoyer un télégramme à Nairobi pour demander du renfort. Il ne nous restait désormais qu'à patienter.

      Les heures défilaient. Nous racontâmes au docteur et à nos autres compagnons de route ce qu'il nous était arrivé. Varzatz put reconstituer un équipement relativement satisfaisant et la douleur de ma jambe s'atténuait. Le calme ne dura pas éternellement toutefois. Au soir, un nuage de poussière envahit l'horizon, et bientôt nous pûmes contempler les légions Ougandaises qui marchaient dans notre direction. Ils gardèrent leurs distances avec nous afin d'éviter d'être à portée de canons, et encerclèrent le fort. À travers nos longues vues, nous pûmes voir les soldats commencer à creuser les tranchées qui les mèneraient aux pieds de nos murs. Les véhicules ennemies se réunissaient et leurs pièces d'artillerie se mettaient en place. Nous ne savions pas comment ils s'étaient procuré ses armes, mais il était clair qu'elles dépassaient qualitativement les défenses fixes des Britanniques. Pire encore, au cœur de leur arsenal se dressait désormais un obusier que je ne connaissait que trop bien : une Bertha MkII, arme qui fut un temps la pièce maîtresse de l'artillerie prussienne. Si elle était aujourd'hui obsolète, elle n'en restait pas moins monstrueusement efficace.

 

      La pièce d'artillerie leva sa bouche vers nous et un grondement titanesque emplit les plaines alentours.

      La bataille de Fort Edward avait commencée.

 

Publié dans Aventures

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